Pour une grammaire de la décentralisation | terra nova

Tnova

Pour une grammaire de la décentralisation | terra nova"


Play all audios:

Loading...

Voilà près de quarante ans que l’idée de décentralisation sert de principe directeur à la réforme de notre organisation territoriale. Et pourtant cette idée ne repose sur aucun corps de


doctrine établi et satisfaisant. Même à l’échelle globale, la décentralisation s’impose à travers  le monde sans avoir trouvé d’assise théorique vraiment solide. La Banque mondiale, qui


s’appuie généralement sur des bases doctrinales robustes, présente ainsi une analyse bien modeste du succès de la décentralisation : « Pourquoi la décentralisation s’impose-t-elle à


l’échelle mondiale ? Tout simplement parce qu’elle s’observe partout »[1]. A dire vrai, on ne dispose pas aujourd’hui d’un modèle pur d’organisation d’un système à plusieurs niveaux de


gouvernements démocratiques. Les mouvements de décentralisation développés en France ces dernières années portent en eux les troubles et les incertitudes de leur conception : selon les cas,


ils ont été perçus comme l’antinomie de la centralisation, comme l’antidote à la concentration des pouvoirs en un seul lieu, comme la lutte de la Province contre la Capitale, comme la


revendication d’une plus grande autonomie locale, comme un moyen de renforcer la démocratie, comme une démarche pour mieux aménager le territoire, comme une façon de « territorialiser » les


politiques publiques, comme le préalable nécessaire à la montée de revendications « régionalistes » ou encore… comme tout cela à la fois ! On reçoit toutes ces justifications comme des


évidences successives alors qu’à bien y regarder, elles n’en sont pas. D’autant plus qu’elles se contrarient même souvent entre elles ! Il faut donc s’interroger à nouveau sur la pertinence


et la cohérence des valeurs au nom desquelles la décentralisation s’impose au sein d’une organisation contemporaine des territoires de la République. Et ce, en tenant compte des profondes


mutations qui affectent les territoires. Nombre de mutations invitent en effet à repenser l’organisation territoriale de notre République : les espaces géographiques des productions et des


échanges s’élargissent en permanence ; les technologies imposent leurs règles et définissent les lois d’une compétition toujours plus mondialisée et plus vive ; les mobilités des entreprises


et des citoyens s’accroissent, et leurs ancrages deviennent multiples ; les problèmes liés à la protection de l’environnement s’invitent au cœur de la croissance économique ; la


consommation, soutenue par la dépense publique, est remise en cause comme moteur principal de l’activité économique dans nos territoires ; les processus de concentration urbaine se


renforcent et les villes captent de plus en plus les fruits de la croissance. Voilà aussi que se multiplient les transferts invisibles entre les catégories sociales, qu’émergent de plus en


plus des réseaux qui emmaillotent les territoires et les projettent au-delà de leurs frontières institutionnelles, que les logiques des décisions sont influencées par une financiarisation


croissante de l’économie et par l’arrivée de nouveaux acteurs (comme les fonds de pensions ou les fonds mutuels)… Si elles constituent des défis auxquels il faut s’adapter, ces mutations


forment aussi autant d’opportunités à saisir pour concevoir une organisation territoriale pertinente. Mais les territoires ont du mal à prendre le train de ce nouveau monde. Ainsi, par


exemple, dans la violente crise que connaît le pays depuis 2008, ce qui est surtout en cause, c’est le ralentissement des créations nettes d’emplois dans de nouveaux secteurs plus encore


qu’une accélération des destructions d’emplois dans les secteurs industriels traditionnels. Or, c’est généralement de l’Etat qu’on attend du secours, alors qu’en fait, on observe que ce sont


les acteurs des territoires eux-mêmes qui, pour l’essentiel, sont à l’origine de ces créations. Dans une perspective de réorganisation territoriale, leurs capacités d’action, de plus en


plus inégalement réparties, doivent être repensées et renforcées. Ces mutations ont également des conséquences très concrètes sur le système de solidarités entre les territoires. Des fossés


se creusent entre territoires « riches » et « pauvres », « métropolitains » et « périphériques ». Les relations entre villes et milieux ruraux restent toujours bien ténues. Et il n’est


d’ailleurs pas impossible que les inégalités continuent de s’aggraver dans les temps à venir. Parce que la croissance attendue s’annonce faible et parce que les activités continueront de se


déplacer vers de nouveaux centres, généralement loin des territoires hier industrieux, et plutôt vers des territoires qui s’engageront dans l’exploitation de nouvelles filières porteuses. Du


coup, on observe de tous côtés un mécontentement croissant, au moment où justement les grandes interdépendances entre territoires sont en train de se déliter. Avec, d’une part, des


territoires qui se sentent abandonnés et qui se réfugient de façon croissante dans le vote protestataire, et, d’autre part, des territoires plus « aisés », telles les métropoles et quelques


régions, qui demandent plus d’autonomie. Bref, nos territoires ne font plus bon ménage aujourd’hui, alors que, dans les années 1970, années de croissance durant lesquelles sont nées et se


sont développées les idées de la décentralisation contemporaine, leur union était encore harmonieuse et leur coopération économique féconde. Toute réforme territoriale, et toute forme de


décentralisation qui la soutiendra, ne pourront donc faire l’économie d’une procédure explicite de conciliation entre territoires eux-mêmes, fondée sur l’exposé d’une intention politique


claire, explicitant les nouveaux fondements du partage des pouvoirs et des fruits de la croissance. Notre vieux logiciel de la décentralisation n’y suffira pas ! Ajoutons que notre


organisation territoriale n’est pas seulement confrontée à d’importantes mutations économiques et sociales : elle se heurte également à des déconvenues démocratiques. L’un des paradoxes de


l’organisation territoriale de la République et de ses réformes successives tient au fait qu’en cherchant à accroître l’implication des citoyens à l’échelle locale, et à augmenter


l’efficacité de l’action publique, on aboutit au contraire à une opacité croissante et à une relative démobilisation du citoyen. Si l’on établit un hit parade de la participation aux


scrutins des années passées, on constate le maintien d’un fort investissement des électeurs dans les scrutins les plus traditionnels (d’abord les scrutins présidentiels et municipaux) et une


défiance marquée à l’égard des conseils de création plus récente, qu’il s’agisse des départements ou des régions, ainsi qu’à l’égard des élections européennes. Les élections régionales et


départementales voient ainsi les taux d’abstention progresser fortement dans la dernière période. Toute refondation de l’organisation territoriale doit alors reposer sur un processus de


décentralisation qui tend à favoriser une meilleure expression démocratique. Dans ce contexte de transformations durables des sociétés industrielles, et particulièrement en France, l’idée de


décentralisation est peu à peu sortie de l’innocence enchantée des premiers temps pour entrer dans une phase de « dégrisement ». Même si elle s’est faite à petits pas, la décentralisation a


constitué en effet une sorte de révolution dans l’organisation de notre République, tout comme le fut, en d’autres temps, l’affirmation de la suprématie d’un Etat central et sa « 


régénération radicale » (Jacques-Guillaume Thouret[2]). La décentralisation garde d’ailleurs d’ardents défenseurs : les grandes villes, de moins en moins discrètes, réclament toujours plus


d’autonomie, les élites politiques, plus de libertés d’actions, la majorité de l’opinion publique, plus de décentralisation mais aussi moins d’inégalité territoriale, pensant que l’une et


l’autre ont tendance à se tenir par la main. La décentralisation, en somme, c’est comme la vertu : tout le monde (ou presque) est « pour ». Mais, à l’enthousiasme initial succède à présent


un malaise face à ce qui est devenu le fameux « mille-feuilles territorial ». Tout d’abord, la crise des finances publiques remet directement en cause les stratégies et les méthodes d’un


système local qui, pour se déployer ou résoudre des problèmes territoriaux, n’a fait qu’augmenter ses dépenses. Dans le même temps, on voit poindre les mouvements de protestation de ceux qui


défendent une tutelle étatique plus protectrice à leurs yeux qu’une tutelle locale ou régionale. Il existerait ainsi, à côté des pressions des corporatismes, une « conjuration des notables 


»[3] qui ont appris à bien vivre à l’ombre d’un Etat paternel et redistributeur : pour eux, le sauvetage de la République passerait alors par un regain des pouvoirs de l’Etat ! De même, la


décentralisation fait l’objet de violentes critiques de la part de ceux qui ne cessent de dénoncer le « tribalisme local » ou la « République des fiefs » (Y. Mény[4]). Enfin, la déception


par rapport à la décentralisation peut aussi venir du fait qu’il n’est pas rare que l’Etat, au gré des développements de ses politiques, reprenne d’une main ce qu’il a lâché d’une autre :


d’abandons en reprises, le pouvoir central n’hésite pas à re-centraliser insidieusement certaines décisions pour mieux contrôler les effets de la décentralisation (telles les politiques


industrielles ou la politique de la transition énergétique, par exemple), s’appuyant sur une vision de l’intervention publique conçue comme une forme supérieure de rationalité. Enthousiasmes


et déceptions se sont ainsi succédé, au fil des ans, et il n’est pas exagéré d’avancer qu’aujourd’hui, l’organisation territoriale de la République est en crise. Ce sentiment de crise est


probablement aggravé par la confusion qui entoure les dernières lois, faites de compromis et de concessions, et dont les objectifs apparaissent toujours flous, quand ils ne sont pas


contradictoires. D’où des rafistolages peut-être lisibles par les experts et les décideurs, mais incompréhensibles pour les citoyens. Il ne s’agit pas ici de proposer un nouveau scénario


providentiel et idéal d’organisation territoriale de la République qui serait alternatif au projet mis en œuvre actuellement par le gouvernement. Tout au plus, s’agit-il de clarifier les


termes et les dilemmes des arbitrages qu’appellerait une amélioration de notre organisation territoriale du pouvoir. On le verra, il s’agira de proposer un compromis politique. Plus


précisément, il s’agit, dans une perspective à la fois plus conceptuelle et pédagogique, d’esquisser et d’exposer, au service du débat démocratique, une sorte de « grammaire » des enjeux


actuels et des principes qui devraient présider aux compromis et arbitrages en faveur de tel ou tel dispositif d’organisation territoriale. Les éléments de ce cadre conceptuel se situent en


amont de ce que pourraient être des doctrines (ensemble de compromis) elles-mêmes fondées sur des options ou des valeurs idéologiques particulières. Il s’agit donc de tenter de contribuer à


améliorer l’intelligence de ces questions plutôt que (ou avant) d’essayer de les trancher. (1) Entre « l’ordre central » et les « forces du local », la décentralisation n’est pas qu’une


affaire de « défaisance » de l’Etat. (2) C’est un phénomène complexe et son processus de développement n’obéit pas à un modèle unique et bien défini. (3) Alors que la théorie économique est


souvent d’un faible secours pour en comprendre la logique(4), plusieurs principes permettent de fonder sa légitimité, (5) notamment ceux de l’efficacité et de la démocratie. (6) Même s’il


existe de fortes tensions entre ces principes de la décentralisation, (7) il est néanmoins possible, au prix de nombreux compromis, d’esquisser quelques pistes pour faire coopérer l’« ordre


central » et les « forces du local ». [1] « _The main reason for decentralization around the world is that it is simply happening »


_http://www1.worldbank.org/publicsector/decentralization/what.htm [2] Rapporteur des travaux de la Constituante, guillotiné en 1794. [3] Philippe Estèbe (2015)  _La décentralisation ? Tous


contre !_!  in  Esprit, 2015/2 (Février) [4] Yves Mény (1992)  _La République des fiefs, _in Pouvoirs, _ n°60, janvier 1992_


Trending News

Classement de l'assurance emprunteur 2025

MÉTHODOLOGIE - Le périmètre retenu pour ce classement est celui de l'activité de l'assurance emprunteur, compr...

Au congrès annuel mag3, sous les performances, la fatigue des agents généraux allianz

À Dijon, les chiffres ont brillé, mais les agents ont grincé : entre fierté des résultats et fatigue du quotidien, le co...

Risque cyber : pourquoi les pme ne s'assurent (toujours) pas

_« Le risque cyber est le risque numéro un pour toute entreprise, quelle que soit sa taille. Pourtant, le niveau de couv...

Reportage. Coupe du monde 2022 : au qatar, la climatisation s’est imposée partout, quitte à jeter un froid

Ce matin, comme tous les jours de la semaine, Nasser a fermé la porte de son appartement climatisé. Il est ensuite monté...

Panne géante sur netflix : impossible de regarder une vidéo sur la plateforme

La plateforme de vidéo à la demande par abonnement a connu des bugs ce jeudi 21 novembre 2019 : un message d’erreur s’af...

Latests News

Renforcer la cybersécurité de nos établissements de santé

Depuis des mois, un large travail d’analyse du risque cyber qui pèse sur les établissements de santé et une priorisation...

Le québec : portrait d'un paysage médiatique concentré

Bienvenue au Québec, où deux groupes se partagent 97 % de la presse quotidienne francophone payante.  Simon Claus Publié...

Page introuvable

Page introuvable La page demandée n'existe pas. Vous pouvez accéder à la home page en cliquant ici. Moteur de recherche...

Journées du patrimoine: les jardins d'henri martin ont attiré près de 1000 visiteurs

l'essentiel Pour leur première participation aux journées du patrimoine, les jardins du peintre lotois Henri Martin...

Pénurie : bientôt plus de lait dans les rayons des supermarchés?

Le lait, bientôt aux abonnés absents dans nos supermarchés ? À l’heure où de nombreux produits alimentaires disparaissen...

Top