Que faire de l'intelligence artificielle?
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LA GAUCHE A LONGTEMPS CONSIDÉRÉ LA QUESTION DE LA TECHNOLOGIE COMME SECONDAIRE, QUAND ELLE N’A PAS ADOPTÉ UNE POSITION TECHNOPHILE, RÉDUISANT LA QUESTION DE LA TECHNOLOGIE À LA QUESTION DES
RAPPORTS DE PROPRIÉTÉ OU DE SON USAGE. « _Une guerre fait rage, mais seul un des deux camps est armé : voici le résumé de la question de la technologie aujourd’hui_ » [1], soutient
l’historien des techniques David Noble dès les premières pages de _Le progrès sans le peuple. Ce que les nouvelles technologies font au travail_. Les débats contemporains suscités autour de
l’intelligence artificielle (IA), l’optimisme technologique imposé par les géants de la Tech, les craintes exprimées par de nombreux travailleurs et l’existence d’un « luddisme diffus »
parmi la population, qui s’incarne dans le refus d’utiliser l’IA ou certaines de ses applications, imposent de questionner le changement technologique : que faire de l’IA ? La gauche a
longtemps considéré la question de la technologie comme secondaire, quand elle n’a pas adopté une position technophile, réduisant l’enjeu à la question des rapports de propriété ou de son
usage. LE MOUVEMENT OUVRIER NAISSANT FACE AUX MACHINES Il faut imaginer un énorme palais au milieu du Champ-de-Mars à Paris, 482 mètres de long sur 370 de large, construit en fonte, en
verre, en béton et en brique. Au sein de celui-ci, un autre espace de 35 mètres de large, 25 mètres de haut et 1,2 kilomètres de long. C’est la « galerie des machines », consacrée, comme son
nom l’indique, à l’exposition de machines industrielles de tout type dans le cadre de l’Exposition universelle de 1867 [2]. Des visiteurs du monde entier se pressent pour assister au
spectacle des machines industrielles, censées représenter le nouveau monde industriel, où l’on produirait plus et plus vite. Parmi les visiteurs, on trouve des souverains, comme le tsar
Alexandre II de Russie, le roi de Prusse Guillaume 1er, le sultan ottoman Abdulaziz, l’empereur d’Autriche François-Joseph, ainsi que plusieurs membres de la famille impériale française,
dont l’empereur Napoléon III en personne. Mais on y trouve aussi des ouvriers, membres de délégations élues parmi divers corps de métiers très qualifiés, invitées par le patronat à assister
à l’Exposition universelle et encouragées à consigner leurs observations et leurs jugements dans des rapports sur les nouvelles machines et à envoyer leurs demandes à l’Empereur. Ces
rapports, analysés par Jacques Rancière et Patrick Vauday [3], sont un témoignage précieux sur le rapport ambigu qu’entretient le mouvement ouvrier au changement technologique. D’un côté,
les ouvriers de métier voient dans la mécanisation une déqualification, voire la mort prochaine du métier et de la « maîtrise intelligente » sur le processus de travail. Par exemple, les
ouvriers marbriers constatent une contradiction entre leur « amour de l’art », la volonté de « bien faire » leur travail et la mécanisation. Désormais, au lieu de produire bien, il faut
produire plus. Les imprimeurs en papiers peints voient dans les machines un « abaissement de l’intelligence » et un travail devenu « destructeur ». Les cordonniers et les fondeurs en cuivre
voient dans la mécanisation la transformation du travailleur en une « machine vivante », sans responsabilité et sans intelligence. Dans tous les métiers, les délégations voient dans les
machines un moyen d’intensifier le travail, plutôt que de soulager les corps. Mais, d’un autre côté, ces mêmes délégations expriment une autre vision des machines et de la mécanisation.
Celle d’une appropriation possible, d’une maîtrise ouvrière de la machine, où l’ouvrier pourrait « cultiver son intelligence ». Par son appropriation collective, la machine devient alors une
potentielle libératrice : en les déchargeant de certains travaux pénibles, elle permettrait aux ouvriers de se consacrer aux tâches les plus intéressantes, tandis que le temps libéré serait
consacré à l’instruction. Ce ralliement du mouvement ouvrier à l’idée d’une émancipation par les machines n’était pas joué d’avance. Cinquante ans plus tôt, le mouvement ouvrier naissant
n’hésitait pas quant à la stratégie à adopter face à la mécanisation. En effet, le bris de machines a accompagné l’industrialisation en Europe pendant toute la première moitié du XIXe
siècle. Au Royaume-Uni, ce mouvement a pris le nom de « luddisme », une révolte parmi les travailleurs des régions industrielles entre 1811 et 1817, et dont un des principaux moyens d’action
a été la destruction de machines, de matières premières et l’incendie de manufactures. Par la suite, le terme est devenu péjoratif et a désigné toute opposition – souvent perçue comme
irrationnelle – au « progrès », au changement technologique, sinon à la technologie de façon générale. À qui veut bien faire l’effort de dépasser ces dénigrements, mais également de mettre à
distance les réinterprétations – souvent éloignées du monde ouvrier – du luddisme contemporain, le phénomène du bris de machines rappelle que la « question technologique » a longtemps été
inséparable de la « question sociale ». Comme l’affirme l’historien François Jarrige [4], le refus violent de la mécanisation à l’aube de l’industrialisation est une stratégie de la part des
ouvriers pour préserver leur indépendance et garder leur contrôle sur l’organisation du travail. Les machines représentaient à leurs yeux la sous-traitance, la fin des savoir-faire, la
perte de contrôle sur le travail. Leur résistance ne renvoie donc pas à une opposition entre des ingénieurs éclairés, défenseurs du progrès et de la modernité, et des ouvriers, arriérés et
archaïques. Ce dont il est question, plutôt, c’est des trajectoires technologiques alternatives à la production industrialisée, à l’exploitation et au capitalisme industriel naissant.
Puisque les machines appartenant aux capitalistes menacent le mode de vie des ouvriers et des artisans, ces derniers défendent, non pas un réemploi des machines, mais un autre changement
technologique, entre leurs mains. La « question technologique » et des enjeux contemporains liés aux transitions (numérique, écologique) réveille de nouveau la crainte parmi les dominants de
l’opposition au changement technologique. Emmanuel Macron, n’a-t-il pas fustigé celles et ceux qui s’opposent à la 5G et donc défendraient le « modèle Amish » et le « retour à la lampe à
huile » ? L’ancienne première ministre Elisabeth Borne n’avait-elle pas aussi critiqué la « décroissance » devant le Parlement et défendu que c’était par l’innovation et l’invention que l’on
allait « gagner la bataille du climat » ? Si les ouvriers luddites vivaient aujourd’hui, ils seraient rangé irrémédiablement parmi les opposants à l’innovation et l’invention, présentés
comme si nécessaires pour faire face aux défis de notre temps. En même temps, il ne fait aucun doute que l’IA concentre aujourd’hui de nombreuses critiques liées à ses effets négatifs sur la
société. Le nouveau monde « immatériel », du _cloud_ et de l’IA, promu par le patronat de la Tech, se veut à l’opposé de celui de la vapeur et de la houille présenté à l’exposition
universelle de 1867. Mais, alors que les patrons de la Tech défendent l’imminence d’une nouvelle révolution industrielle portée par l’IA et les _big data_, les débats se posent dans des
termes similaires qu’au XIXe siècle. D’autant qu’un « luddisme diffus » émerge à l’égard de l’IA, qui s’exprime par le refus de l’omniprésence de l’IA dans la vie quotidienne, par la peur de
ses impacts sur certaines professions intellectuelles ou artistiques et par le rejet de figures d’entrepreneurs de la Tech comme Elon Musk, Mark Zuckerberg ou Jeff Bezos. En même temps,
contrairement au luddisme historique, il ne s’incarne pas par un mouvement de contestation de masse ancré dans les mondes du travail, mais souvent par un rejet individuel et une approche
morale de l’IA. LES PROMESSES DÉÇUES DE L’IA Aujourd’hui, la justification de l’imposition de l’IA dans tous les domaines du quotidien repose sur de nombreuses promesses, pourtant loin
d’être tenues : celle de l’émancipation de l’humanité vis-à-vis des tâches pénibles et répétitives au travail, celle de la résolution de la crise écologique par le numérique, et celle de la
multiplication des capacités créatives de l’humanité et du déploiement de son plein potentiel. La polémique provoquée par les images sur les réseaux sociaux de photos transformées dans le
style du studio Ghibli à travers l’outil ChatGPT d’OpenAI est la pointe de l’iceberg des enjeux posés par l’IA au monde du travail aujourd’hui. En effet, de nombreux artistes et graphistes
ont profité de cette opération marketing d’OpenAI pour dénoncer le fait que les IA génératives sont entraînées sur des données disponibles en ligne, souvent soumises à des droits d’auteur.
Cette technologie, introduite au grand public en novembre 2023 suite au lancement du robot conversationnel ChatGPT, a été présentée comme la prochaine génération d’intelligences
artificielles, capables d’être ajoutées à des environnements de travail existants à destination des salariés d’une entreprise dans certaines tâches répétitives comme la rédaction de mails,
la retranscription de réunions, l’écriture de notes de synthèse. Dans les médias, des représentants d’entreprises affirment que « _l’IA permet avant tout d’automatiser des actions souvent
répétitives, parfois ingrates, jusque-là opérées par des collaborateurs_ ». Mais la réalité est plus complexe que les promesses d’une IA au service d’un travail moins ingrat. Comme pour les
autres variantes, l’IA générative dépend de l’exploitation de nombreux profils de travailleurs pour fonctionner [5]. Premièrement, du travail gratuit d’artistes, écrivains, musiciens,
journalistes, ou scientifiques, entre autres, qui produisent du contenu, souvent protégé par du droit d’auteur, que s’approprient les entreprises d’IA afin d’entraîner leurs modèles.
Deuxièmement, du travail de salariés d’entreprises qui produisent des données qui sont ensuite utilisées par ces mêmes entreprises pour entraîner leurs propres modèles d’IA, ou pour
entraîner d’autres modèles. Un exemple de ce second cas est le partenariat pluriannuel conclu entre le journal _Le Monde_ et OpenAI, le premier entre un média français et l’entreprise d’IA
[6]. Dans le cadre de cet accord, _Le Monde_ alimentera son robot conversationnel avec des articles du journal afin d’améliorer ses réponses. Troisièmement, des micro-travailleurs, dont
l’activité – précaire, invisibilisée et mal payée – est nécessaire au développement et au bon fonctionnement des IA. Ces travailleurs jouent un rôle central dans le paramétrage des IA
génératives : ils nettoient, annotent et vérifient les données qui alimentent les IA [7]. Ils sont à l’image des travailleurs en ligne kényans, payés 2 dollars de l’heure par OpenAI pour
entraîner ChatGPT afin de le rendre moins violent, raciste et sexiste [8]. Quatrièmement, le fonctionnement de l’IA dépend aussi de l’activité de simples usagers d’Internet, qui entraînent
les IA sans qu’ils le sachent, soit à travers la production de données ou de contenu sur Internet, soit à travers l’évaluation de logiciels en ligne. Enfin, l’IA repose aussi sur une
infrastructure matérielle lourde qui s’effondrerait sans le travail constant de techniciens, électriciens, ingénieurs etc. Autrement dit, à l’inverse des promesses d’un avenir où l’IA
pourrait nous débarrasser des tâches pénibles, répétitives et chronophages, cette dernière repose sur l’appropriation du travail, gratuit ou salarié, de millions de travailleurs dans le
monde. Sur le volet climatique, des déclarations de Macron sur une intelligence artificielle « inclusive et durable », « pour les peuples et la planète », à celles de Bill Gates promettent
une lutte contre le changement climatique facilitée par l’IA. Ici encore, la réalité est loin des promesses, puisque les _data centers_ nécessaires au fonctionnement de l’IA consomment une
immense quantité de ressources, à commencer par l’énergie et l’eau, provoquant des conflits avec des communautés qui habitent près de ces infrastructures. Par exemple, le centre de données
de xAI, appartenant à Elon Musk, installé dans le Memphis, provoque des problèmes d’approvisionnement énergétique au détriment des riverains, ou des problèmes de pollution de l’air. De plus,
une estimation de l’International Energy Agency (2024) affirme que les _data centers_ ont consommé en 2022 l’équivalent de 2 % de l’électricité mondiale. Enfin, l’IA consomme aussi des
grandes quantités d’eau nécessaire à refroidir les _data centers_. Le _data center_ de Google utilise en moyenne 2,1 millions de litres d’eau par jour en 2023, et il s’agit d’eau propre,
potable, libre de bactéries et d’impuretés. Enfin, l’IA est systématiquement évoquée comme un outil au service de l’émancipation de l’humanité et de sa liberté. Pour l’instant, on assiste
plutôt à l’inverse. Ainsi, dans les manifestations en Turquie contre l’arrestation du maire d’Istanbul, principal opposant à Erdogan, la police a eu recours à la reconnaissance faciale afin
d’arrêter les manifestants, non pas en manifestation, mais directement chez eux. Ce n’est donc pas une surprise que l’extrême droite européenne voit d’un bon œil cette technologie et qu’elle
ait investi la question. D’un côté, Jordan Bardella a fait le parallèle entre « grand remplacement migratoire » et « grand remplacement technologique », mettant les deux sur un pied
d’égalité, comme deux dangers qui guetteraient les travailleurs « français ». Mais, de l’autre, il défend moins de régulation en matière d’innovation et l’émergence de « champions »
nationaux en matière d’IA, illustrant par là même la convergence actuelle entre l’accélérationnisme technologique et l’extrême droite. On peut également mentionner le devenir-guerrier de
l’IA dans le contexte d’une montée des tensions géopolitiques. L’IA est d’ores et déjà mise au service de la guerre et du génocide, comme Lavender, l’IA utilisée par l’armée israélienne afin
de générer automatiquement des cibles de bombardements. De plus, il y a quelques jours, le patron de l’entreprise d’IA Palantir reconnaissait sans complexes, et au milieu des rires
complices, que son IA était utilisée pour tuer des palestiniens. LA GAUCHE FACE À L’IA Les différents problèmes soulevés par l’IA (exploitation, écologie, guerre, autoritarisme) posent la
question d’un programme face à celle-ci. La gauche institutionnelle a cherché à prendre bras le corps cette question. La version actualisée de l’_Avenir en commun_, le programme de la France
insoumise, détaille leurs propositions politiques sur le numérique. On y trouve, entre autres, la défense d’une réduction de l’impact écologique sur le numérique (mais principalement par
des mesures incitatives à portée limitée), l’idée d’un contrôle public sur les infrastructures du numérique et des télécommunications, davantage de régulation des plateformes numériques, et
l’objectif de « développer l’excellence française » dans plusieurs domaines comme le logiciel libre ou le jeu vidéo. Il s’agit principalement de « soutenir les créations françaises dans un
but émancipateur » et de garantir la souveraineté numérique de la France. C’est également ce qu’a défendu Jean-Luc Mélenchon à l’occasion du « sommet de l’IA » dans une tribune publiée dans
_Le Figaro_. Dans celle-ci, le leader insoumis déplore que Macron « vassalise » la France aux entreprises de la Tech et de la Silicon Valley et en appelle à l’ONU et au droit international
pour réguler l’IA. Face à la possibilité que la France devienne une « colonie numérique » des États-Unis, il appelle à « créer un réseau de _data centers_ publics, gérés par l’État et des
institutions publiques, interconnectés pour former un _cloud_ véritablement français ». Le problème de cette position est qu’elle ne touche pas à l’essentiel. L’indépendance numérique de la
France et l’idée d’une IA bleu-blanc-rouge laisse de côté les nombreux problèmes soulevés par cette technologie, tant en termes d’exploitation des travailleurs que de consommation de
ressources naturelles. De plus, la dénonciation d’une « colonisation numérique » de la France revient à occulter le fait que la France est déjà adepte d’un « néo-colonialisme numérique » :
de nombreuses entreprises françaises sous-traitent actuellement le micro-travail nécessaire au fonctionnement de l’IA, notamment dans ses anciennes colonies, comme le Madagascar. Ou que le
numérique implique un extractivisme intense dans les pays du Sud, comme le fait déjà la France en Argentine pour le lithium. L’économiste Benjamin Burbaumer rapporte l’analyse de la
Commission nationale de la sécurité sur l’intelligence artificielle (NSCAI) et ses craintes d’un rattrapage technologique de la Chine : « _Beaucoup de pays ont des stratégies nationales dans
le domaine de l’intelligence artificielle, mais seuls les États Unis et la Chine ont les ressources, le pouvoir commercial, le vivier de talents et l’écosystème d’innovation pour être
leader mondial_ » [9]. Face à cet état de fait, la proposition insoumise sur l’IA vise avant tout à positionner la France dans le marché en pleine expansion de l’IA, dominé par une
concurrence dans laquelle elle n’a pour l’instant pas voix au chapitre. Une déclinaison, sur le terrain de l’IA, de sa logique de « non alignement » ou de « troisième voie » pour la France,
qui apparait davantage comme une proposition pour freiner la décadence de l’impérialisme français, qu’un réel questionnement en profondeur de l’IA. En ne questionnant la propriété de la
technologie qu’à partir de son appartenance nationale, et en considérant les usages uniquement à partir du spectre de la régulation, ce programme butte sur la question de la propriété, et de
l’usage de la technologie. Mais surtout, il néglige l’essentiel : la question de la trajectoire technologique. LE CONTRÔLE OUVRIER, AU-DELÀ DE L’USAGE ET DE LA PROPRIÉTÉ Face au boom de
l’IA, de nombreuses voies à gauche appellent au boycott par des justifications éthiques ou morales. Aussi justifiées soient-elles, ces propositions ne sauraient représenter une perspective
politique face à l’IA car elles se focalisent sur l’usage – ou le non usage – de la technologie. À la manière des initiatives individuelles sur le terrain de l’écologie, elles ancrent leur
action sur la « souveraineté du consommateur », comme l’appelle Matt Huber. C’est-à-dire qu’elles défendent l’idée que les producteurs seraient captifs des consommateurs, alors que la
réalité est inverse. L’exemple de l’IA est sur ce terrain paradigmatique : inconnue du grand public ces dernières années, la technologie s’est imposée par un effort proactif des firmes de la
Tech, à l’aide d’un discours triomphaliste, de campagnes marketing agressives, et d’une intégration progressive à tous les appareils et logiciels du quotidien. La focalisation sur le seul
usage – qu’il appelle à un boycotte ou à un usage détourné – revient à refuser d’affronter directement le pouvoir des entreprises de la Tech : la thèse de la souveraineté des consommateurs
assume que le pouvoir économique est diffus et réparti entre les consommateurs, quand il est en réalité concentré entre les mains du patronat. C’est là que la question de la propriété rentre
en jeu. Cependant, loin de l’optimisme de la « maîtrise collective des machines », exprimé par les délégations ouvrières à l’Exposition universelle de 1867, celui de Paul Lafargue et son
_Droit à la paresse_, qui voyait dans la machine une « émancipatrice » potentielle, ou des auteurs post-capitalistes et tenants d’un « communisme de luxe » grâce au développement illimité de
la technique, la question de la propriété ne résout pas non plus le problème de la trajectoire technologique de l’IA. Se limiter à exiger que la technologie change de propriétaire revient à
penser que l’IA est une technologie neutre, dont les effets, négatifs ou positifs, dépendraient de l’usage. Or l’IA, telle qu’elle existe aujourd’hui, du moins dans le monde du travail, est
une chaîne de montage numérique, un « taylorisme numérique » : c’est un outil déployé pour déposséder les travailleurs de leur contrôle sur le travail, à l’image de son usage dans la
logistique [10]. Mais comme le rappelle Harry Braverman, « aucun secteur de l’emploi, dans le système capitaliste, ne saurait échapper aux méthodes qui furent d’abord appliquées dans les
ateliers » [11]. C’est pourquoi, aujourd’hui, traducteurs, journalistes, graphistes sont aussi dépossédés de leur travail, grâce à l’IA, notamment du « premier jet », qui était pour eux la
part créative et intéressante de leur travail. Ils deviennent des éditeurs, correcteurs ou vérificateurs de ce qu’une IA a produit ou, pour reprendre les termes de Marx, un « appendice de la
machine ». Pour la même raison que l’idée d’une « chaîne de montage socialiste » est une aberration, parce que celle-ci incarne l’idéal patronal à dissocier la conception de l’exécution,
c’est-à-dire qu’elle parcellise le travail et qu’elle enlève toute dimension intellectuelle au travail, il ne peut pas y avoir d’« IA socialiste ». Le meilleur espoir semble dès lors de
s’inspirer des ouvriers luddites du XIXe siècle, et leur refus de se cantonner à la question de l’usage, ou du seul réemploi des machines pour défendre à la place une trajectoire
technologique alternative, et le droit de la définir collectivement. Braverman défend dans ce sens le contrôle ouvrier dans la perspective d’une remise en cause de la propriété des moyens de
production et de la technologie comme une manière de redéfinir socialement leur trajectoire : « L’ouvrier ne peut reprendre la maîtrise de la production collective et sociale qu’en assumant
les prérogatives scientifiques, de conception et de fabrication, des ingénieurs modernes ; en dehors de cela, il n’y a pas de maîtrise du processus de travail » [12]. En effet, selon lui, «
les mêmes forces productives qui sont caractéristiques de la fin d’une période de rapports sociaux sont aussi caractéristiques du début de la période suivante – en fait, comment pourrait-il
en être autrement, puisque les révolutions sociales […] ne fournissent pas à la société une technologie entièrement nouvelle ? » [13] Dans l’immédiat, la remise en cause de la propriété
privée des géants de l’IA, et la revendication du contrôle démocratique sur la production et sur l’innovation pourrait se poser à partir de la construction de l’unité entre les secteurs du
monde du travail – centres d’appels, logistique, travaux intellectuels ou artistiques – affectés par le « taylorisme numérique » et le mouvement social qui lutte d’ores et déjà contre la
vidéosurveillance algorithmique, ou les autres ravages de l’IA. Cette lutte contre le « taylorisme numérique » ou contre l’usage de l’IA pour la surveillance des populations ou la guerre,
pourrait en retour ouvrir la voie à une réflexion sur une « autre IA » – et pas à un simple réemploi – conçue sur ses propres bases en vue de contribuer à organiser une société plus juste,
dans la mesure où, toujours selon, Braverman, « le socialisme, en tant que mode de production, ne progresse pas « automatiquement », comme le capitalisme l’a fait, en réponse aux forces
aveugles et organiques du marché ; il doit être créé, sur la base d’une technologie adéquate, par l’activité consciente et déterminée de la collectivité humaine ». [14] Illustration : Kevin
Abosch, _Cash AOC_, 2019
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