Tintin au pays des zappeurs

ARCHIVE. EN VERSION ANIMÉE, LE PETIT REPORTER À LA HOUPPETTE A FAIT EXPLOSER L'AUDIMAT. A LEUR TOUR, LES TÉLÉSPECTATEURS AMÉRICAINS DEVIENNENT TINTINOPHILES. MAIS, POUR LES SÉDUIRE,

HADDOCK NE BOIT PLUS. MILLE SABORDS! Tintin fait un tabac et, bande de cornichons de zouaves de tonnerre de Brest, le capitaine Haddock a sauvé sa pipe et la plupart de ses jurons. En

diffusant, depuis le mois de mai dernier, la version «animée» des aventures du petit reporter, France 3 (qui vient de passer le flambeau à M 6) a rassuré la grande famille des 7 à 77 ans: le

jeune homme à la houppette n'a pas pris une ride. A voir les chiffres de l'Audimat, il est même devenu le super-héros du PAF 1992. Une double surprise. Non seulement les

tout-petits marchent sur la Lune, mais leurs parents - pourtant gavés d'albums - plébiscitent la série. Mieux encore: les Américains, qui ont acheté le programme, semblent - enfin - en

voie de tintinisation aiguë. Bien joué, Milou! Ou, plutôt, Ellipse, ce studio parisien qui a réussi là où tous les autres avaient échoué. Sous la houlette de Stéphane Bernasconi, un jeune

réalisateur de 35 ans, plus de 60 dessinateurs, tous français, se sont échinés pendant deux ans à «animer» les 325 personnages imaginés par Hergé - d'Abdallah à Zorrino. Travail de

titan: 700 dessins à la minute - soit près de 30 000 transparents par album - et un parti pris graphique qui a sans doute permis le miracle. En conservant la ligne claire et les tracés des

décors, en refusant les effets de volume et de matière, les vignettes se démultiplient dans un mouvement plus proche du fondu enchaîné que du dessin animé à la Walt Disney. Le résultat est

là - qui fait mentir tous ceux, comme le spécialiste Benoît Peeters, pour lesquels l'animation de «Tintin» est fatalement une trahison: la série rappelle bien les albums, et les anciens

(que nous sommes) revivent leurs divines lectures d'autrefois... A l'origine de ce projet: Philippe Gildas, animateur de «Nulle Part ailleurs», mais aussi - c'est moins connu

- directeur général d'Ellipse programmes, filiale de Canal + dont l'un des objectifs est de développer le savoir-faire français en matière de dessins animés. «Nous avions réussi

?Babar?, dit-il, et l'idée, a priori folle, d'adapter ?Tintin? nous est apparue comme un défi.» Défi financier, d'abord, car, pour monter ce «coup», le prix à payer était

colossal: 400 000 dollars pour chaque épisode de vingt-six minutes! Défi «artistique», surtout, dans la mesure où rien ne pouvait se faire sans l'imprimatur de la fondation Hergé et de

Fanny Rémi, veuve du maître et légataire universelle de l'oeuvre. Il fallait la convaincre. Lui expliquer que, malgré l'opinion répandue, l'animation pouvait conserver la

richesse des traits et la variété des expressions. Et, surtout, qu'en portant Tintin à l'écran la télévision générerait une nouvelle population de tintinomaniaques. Producteur de

la série, Robert Réa lui a d'abord soumis un condensé de trois minutes. Avant d'avancer un argument décisif: «Ce projet, lui a-t-il promis, permettra enfin de faire la conquête du

marché américain. La série deviendra là-bas le porte-voix d'un nouvel imaginaire collectif.» Tintin, héros universel? Chéri en tout cas, comme aucun autre, par le public français. Sur

France 3, Agnès Vincent, responsable des programmes jeunesse, a fait preuve d'un culot extraordinaire en imposant, contre vents et marées, la diffusion de la série en «prime time».

Autrement dit, aux heures de plus grande écoute. «On s'est moqué de moi, dit-elle. Le jour de la première diffusion, le 6 mai dernier, tout le monde y allait de son amicale mise en

garde: tu commets la plus belle connerie de ta carrière!» Les chiffres ont fait taire les couloirs: plus de 25% de part de marché! «Chez les concurrents, raconte-t-elle, c'était la

panique totale. Ils ont programmé à la hâte leurs meilleurs films ?familiaux?: ?La Boum?, ?Cyrano de Bergerac?, ?L'Arme fatale?...» Vaine contre-attaque. Non seulement Tintin a tenu

bon, mais la chaîne s'est offert une apothéose. A la veille de laisser les droits à M 6, Agnès Vincent a décidé de consacrer un week-end entier aux aventures d'Hergé: vingt heures

non-stop de dessins animés! Une première - si l'on excepte le Téléthon... De quoi irriter passablement Thomas Valentin, directeur des programmes de M 6: «Dans cette affaire, nous sommes

coproducteurs. Et ce n'est pas parce que France 3 s'est laissé griser par ce succès qu'il fallait nous faire une crasse.» Chamailleries de Bachi-Bouzouk? Thomas Valentin,

comme le Capitaine, n'aime pas les écornifleurs (entendez les pique-assiettes). Résultat: M 6, à son tour, sort la grosse Bertha. Le 31 au soir, la «petite chaîne qui monte» n'aura

qu'une seule vedette: Tintin, l'homme de l'année! Ainsi, la série a fait revivre le mythe. A la Fnac, on n'a jamais enregistré tant de ventes d'albums. «Un vrai

vent de folie», assure une vendeuse qui a noté un fait nouveau: «Les très jeunes enfants, qui ne savent pas encore lire, demandent les albums à leurs parents.» Pour garder une trace de la

série, mais aussi - et c'est plus surprenant - pour «zapper» entre l'album et l'épisode! Alors? Alors, de nouveau, on s'interroge. Non plus sur la qualité de

l'animation, mais sur les secrets d'Hergé: d'où vient que le mythe demeure et prospère? Qu'est-ce qui fait la différence avec les autres personnages de BD? Serge

Tisseron, psychanalyste et tintinophile, a son idée: si Tintin est hors norme, c'est d'abord parce qu'il est un héros sans famille qui part à la découverte du monde.

«C'est à la fois le grand rêve de l'enfant, l'aspiration de l'adolescent et la caractéristique de la société occidentale: se porter aux limites du monde connu.» Une

découverte qui reste toujours familière et rassurante: Tintin a le trait rond, il est calme, positif et sert de pivot aux personnages hauts en couleur qui s'agitent autour de lui. A

peine dessiné - une épure, un personnage en creux - il permet à tous l'identification immédiate. «C'est un antidépressif», jure Tisseron, lequel décèle, en prime, une raison

inconsciente à cet attachement viscéral: «Derrière cette oeuvre, il y a la quête d'Hergé sur ses propres origines parentales. ?Tu ne sauras jamais qui est ton grand-père, ça te

monterait à la tête?, lui avait-on assuré, enfant. Une quête qu'il a fini par reconnaître, et qui transpire dans ses albums. Elle nous renvoie imperceptiblement à nos propres questions:

qui sommes-nous? D'où venons-nous? Où allons-nous?» TINTINOPHILISÉS Discours savant. Les Américains le reçoivent-ils cinq sur cinq? Peu importe: les voici à leur tour tintinophilisés.

En coproduisant la série avec les studios Nelvana de Toronto, Ellipse a inondé le marché nord-américain. Signe incontestable du succès: la chaîne câblée HBO vient de lancer un jeu interactif

à l'usage des jeunes novices. «Pour eux, Tintin est l'enfant parfait, sans aspérités, qui dénoue toutes les situations. Il est à la fois sain et battant!» estime le réalisateur

Stéphane Bernasconi. Sans doute. Mais quid du capitaine Haddock et de ses cuites légendaires? «Là, tout n'a pas été facile, admet le producteur Robert Réa. Il a fallu faire quelques

compromis.» Des concessions, plutôt, que «Le Canard enchaîné» s'est empressé de relever. «Le capitaine Haddock est devenu sobre comme un chameau», regrette ainsi l'hebdomadaire

satirique. C'est juste. Comme il est vrai que les Américains ont imposé plusieurs censures «politiques». Ainsi, dans «L'Oreille cassée», un épisode est passé à la trappe: Hergé

s'y gaussait de ces grandes entreprises américaines qui manipulent des militaires fantoches dans les républiques bananières. A l'inverse, les producteurs d'outre-Atlantique

ont souhaité des scènes d'action, jugées inacceptables par la fondation Hergé. Dans «Le Crabe aux pinces d'or», une première version montrait Tintin en champion de «bare-foot» - le

ski nautique sans skis. «Ce n'est ni Superman ni James Bond», ont vitupéré les gardiens du temple. Pendant plusieurs mois, Robert Réa a ainsi négocié serré entre Bruxelles et Toronto,

entre l'orthodoxie hergienne et le «politically correct». Les puristes ont pourtant fini par pardonner les libertés prises par les producteurs. «Un Tintin légèrement dénaturé vaut mieux

que ces horreurs de dessins animés japonais», admet Albert Algoud, auteur de «La Tintinolâtrie» et de «L'Intégrale des jurons du capitaine Haddock». Parole de militant réconforté, et

plus que jamais disposé à relancer sa croisade: rebaptiser la place Charles-de-Gaulle-Etoile en «place Tintin». Après tout, le Général n'a-t-il pas toujours affirmé que le petit

reporter à la houppette était son «seul vrai rival international»? +PHOTO TINTIN +ENCADRE: LA BD LA PLUS VENDUE DANS LE MONDE 22 titres, traduits dans 46 langues, les aventures de Tintin

pulvérisent tous les records de la bande dessinée: 160 millions d'albums vendus, dont 100 millions en France. Les cinq meilleures ventes: - Tintin en Amérique - Le Trésor de Rackham le

Rouge - Tintin au Congo - On a marché sur la Lune - L'Ile noire. Plus de 5 millions d'exemplaires chacun dans la seule édition française.