Wikipédia : « Sous couvert de neutralité, la manipulation s’infiltre »

WIKIPÉDIA : « SOUS COUVERT DE NEUTRALITÉ, LA MANIPULATION S’INFILTRE »

Désinformation coordonnée, manipulation des sources, anonymat détourné, absence de contradictoire… _Le Point_, depuis plusieurs mois déjà, est la cible sur Wikipédia d'une campagne de

dénigrement menée par des contributeurs militants et destinée à décrédibiliser le magazine à travers des modifications malveillantes et partisanes de sa page encyclopédique.

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Au lendemain d'une longue enquête et de la diffusion d'une pétition ouverte par notre journal et visant à dénoncer ces dérives, Sandrine Boudana, cheffe du département de

Communication de l'université de Tel-Aviv et chercheuse spécialisée dans l'analyse des standards journalistiques et des biais médiatiques – signataire du texte –, décortique les

failles de la plateforme collaborative. Biais idéologiques, détournement militant, communautarisme des contributeurs : l'experte analyse les mécanismes qui ont transformé le « beau

projet » initial de Wikipédia en un outil dangereux pour l'intégrité de l'information.

LE POINT : QUELS SONT LES BIAIS DE WIKIPÉDIA QUI INTERPELLENT LA SPÉCIALISTE QUE VOUS ÊTES ? SANDRINE BOUDANA : La question du cadrage, d'abord, sur laquelle la plateforme joue

fortement et qui permet de manipuler les notions d'impartialité et de neutralité. Dans le cadre d'un conflit armé, par exemple, Wikipédia peut adapter son contenu selon que ses

contributeurs s'identifient ou non à la victime. En construisant, s'ils le font, une chaîne de causalité qui semble logique et met en évidence la culpabilité des responsables

présumés, ou en ajoutant, au contraire, des éléments aggravants si cette victime n'est pas de ce qu'ils considèrent du « bon côté ». La fiabilité des sources, pourtant capitale,

compte aussi parmi les biais de Wikipédia. Il y a, en principe, un contrôle des éditeurs sur ces dernières. Mais le problème survient quand une personne très active sur un sujet – même sans

expertise réelle – agit par pure idéologie et inonde la plateforme, les blogs et les réseaux sociaux d'idées fausses, afin qu'elles puissent, à terme, servir de sources. Ce peut

être le cas d'un scientifique, expert dans un domaine, qui utilise sa légitimité pour s'exprimer sur des sujets hors de son champ de compétence et sera cité par Wikipédia comme

source fiable, par exemple.

À LIRE AUSSI HALTE AUX CAMPAGNES DE DÉSINFORMATION ET DE DÉNIGREMENT MENÉES SUR WIKIPÉDIAON EST LOIN DU PROJET ENCYCLOPÉDIQUE ET « NEUTRE » DE DÉPART…

En effet. Wikipédia était au départ un très beau projet. Celui d'une encyclopédie libre, reposant sur l'intelligence collective, et une communauté de volontaires animés par le goût

du partage. Mais il a été dévoyé ! Il faut le savoir, souvent, ces volontaires sont plus motivés par les scissions et les revendications que par le partage de connaissances. Ils servent

alors des intérêts politiques ou idéologiques, et la communauté devient communautarisme. Or – et c'est bien là le problème – c'est sous couvert d'une apparence de neutralité

que la manipulation s'infiltre et délivre, _in fine_, ses messages implicites.

La question est complexe. Le problème de la désinformation est difficile à contrôler, au nom de la démocratie et de la libre expression : dès lors qu'on se présente comme un diffuseur

d'informations au service du public, toute critique est vue comme une tentative de censure. Wikipédia, qui, par son fonctionnement, présente une certaine vision de la démocratie

populaire, oppose ainsi que ses contradicteurs (entreprises, personnalités publiques, organisations…) utilisent leur statut pour censurer ses volontaires.

Or, cette absence de contrôle centralisé sur le savoir finit par poser problème. Il faudrait pouvoir installer des garde-fous. En passant par un recours accru au fact-checking [vérification

d'informations, NDLR] à travers la formation de plus de personnel destiné à authentifier l'information, ou en mettant en place un système de signalement plus efficace, avec, par

exemple, un code couleur pour alerter sur certains contenus. Actuellement, seuls les cas extrêmes, comme l'antisémitisme flagrant, sont sanctionnés. Pour le reste, ça passe… À LIRE

AUSSI WIKIPÉDIA CONTRE « LE POINT » : COMMENT « L'ENCYCLOPÉDIE LIBRE » EST DEVENUE UNE MACHINE À CALOMNIER DÉSANONYMISER LES CONTRIBUTEURS – QUI ÉCRIVENT DANS UNE TRÈS LARGE MAJORITÉ

SOUS PSEUDONYME – POURRAIT-IL ÊTRE PERTINENT ?

Le risque est que cette démarche se retourne contre ceux qui l'appelleraient de leurs vœux. Imaginons, par exemple, que j'intervienne dans mon domaine d'expertise, il y a fort

à parier qu'on dirait : « Elle est israélienne, juive, vivant en Israël, donc elle a, forcément, un parti pris. » C'est le même problème que les accusations formulées contre _Le

Point_ : on considère, parce que ses journalistes seraient de droite, qu'ils ne constitueraient pas une « source fiable » et ne seraient pas crédibles sur des sujets comme

l'écologie ou l'islam.

La solution, en l'état des faits, passe plutôt par l'éducation : il faut donner au public les clés pour déchiffrer l'information, repérer les biais derrière l'apparente

neutralité de la plateforme et identifier les effets d'équilibre artificiels – particulièrement employés dans le cas de conflits – arrangés par ses contributeurs. Pour l'heure, il

revient, malheureusement, aux internautes de faire la part des choses…

À Découvrir LE KANGOUROU DU JOUR Répondre QUELS SONT LES ENJEUX D'UNE INFORMATION TRANSPARENTE, NEUTRE ET ÉQUITABLE SUR LA PLATEFORME ?

Il convient d'une part de mesurer, au niveau individuel, le risque de lynchage de certaines personnalités publiques, réduites à ce qu'on appelle la « spirale du silence » –

certaines n'osant plus s'exprimer par peur des représailles. Car cela constitue une _vraie_ menace pour la liberté d'expression, particulièrement pour les personnalités dont

la pensée dérange certains groupes. D'autre part et à un niveau plus général, c'est l'intégrité de l'information qui nous parvient qui est menacée. Et avec elle,

l'information de qualité. Il en va du débat public et de la démocratie.