Philippe Labro : « Melville était un franc-tireur, à l’écart du système »

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Philippe Labro : « Melville était un franc-tireur, à l’écart du système »"


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De toutes les vies vécues par Philippe Labro, mort ce mercredi 4 juin à l'âge de 88 ans, il était une histoire d'amitié qui l'avait particulièrement marqué : celle nouée, à


l'aube de son existence, avec Jean-Pierre Melville, dont il était un spécialiste reconnu.


En 2017, à l'occasion du centenaire de ce géant du septième art - ses films _Le Samouraï_, _L'Armée des ombres_, _Le Cercle rouge _sont entrés au panthéon du cinéma -, le


journaliste et écrivain s'était confié au _Point_. L'occasion d'en apprendre davantage sur cet homme qui se cachait derrière son Stetson, ses Ray-Ban et son imperméable.


LE POINT POP : DANS QUELLES CIRCONSTANCES AVEZ-VOUS RENCONTRÉ JEAN-PIERRE MELVILLE ?


PHILIPPE LABRO : En 1969, je réalise à 33 ans mon premier long-métrage, _Tout peut arriver_ (qui a révélé Fabrice Luchini à 18 ans, alors qu'il était garçon coiffeur, NDLR).


J'organise une projection privée à Neuilly avant la sortie du film. Dans ma liste d'invités, j'inscris le nom de Jean-Pierre Melville, pour qui j'ai beaucoup


d'admiration. Il débarque dans la salle pour voir le film. Et l'apprécie. Progressivement, on s'est rapproché l'un de l'autre. On avait des affinités sur


l'Amérique, le cinéma… Il avait combattu à la bataille de Monte Cassino pendant la Seconde Guerre mondiale, j'avais fait la guerre d'Algérie. Il s'est créé une sorte de


relation maître-élève. On s'appelait tous les jours, on se voyait très régulièrement. À l'époque, ma vie n'était pas très agréable du fait de mon premier mariage. Melville a


été d'une générosité folle avec moi.


A-T-IL COLLABORÉ SUR L'UN DE VOS PROJETS DE LONG-MÉTRAGE ?


Quand j'ai terminé l'écriture de mon deuxième film avec Jacques Lanzmann, _Sans mobile apparent_, il m'a proposé de lire le scénario. Il a griffonné quelques annotations


manuscrites sur le script. Ses précieuses remarques m'ont aidé à modifier et à améliorer l'intrigue. Quand je suis parti tourner ce polar à Nice, en 1971, avec Jean-Louis


Trintignant, je pouvais l'appeler quand je voulais pour lui demander conseil. Ce fut un immense honneur d'avoir un tel maître pour mentor. Mais, à partir de mon troisième


long-métrage, _L'Héritier_, je lui ai dit qu'il ne lirait plus une ligne de scénario ! Je tenais, cette fois, à m'affranchir de son influence. D'autant que la star du


film était Jean-Paul Belmondo… qu'il avait déjà dirigé trois fois ! Le jour où j'ai terminé _L'Héritier_, il a été le premier à le voir, seul, dans une salle du 8e


arrondissement. Il a été épaté et fier de moi.


EN PARLANT DE BELMONDO, CE DERNIER A EXPLOSÉ EN 1960 AVEC _À BOUT DE SOUFFLE_ DE GODARD. C'EST L'AVÈNEMENT DE LA NOUVELLE VAGUE. OR IL SE TROUVE QUE MELVILLE FAIT UNE APPARITION


AMICALE DANS LE FILM.


C'est exact. Melville a d'ailleurs été le pionnier et le parrain de la Nouvelle Vague. C'est lui qui, le premier, bien avant Truffaut, Godard et Chabrol, intronise le tournage


en caméra portée et en décors naturels. Il tourne aussi en équipe légère, avec très peu de moyens, afin de ne pas dépendre d'un producteur. Il a toujours été à l'écart du système.


C'était un franc-tireur qui a toujours refusé les compromis. Il finançait d'ailleurs ses propres films, alors que la plupart des cinéastes de la Nouvelle Vague travaillaient pour


Georges de Beauregard. Il est à l'origine de ce mouvement !


COMMENT MELVILLE TROUVAIT-IL LES FONDS POUR PRODUIRE SES FILMS EN INDÉPENDANT ? L'argent venait des banques. Jean-Pierre était un homme très endetté. Il a toujours vécu sur la corde


raide sur le plan financier. Mais il rentrait souvent dans ses frais. C'était un individualiste farouche, il ne voulait dépendre de personne d'autre que lui. Il n'a tourné


qu'un mauvais film pour du fric : _Quand tu liras cette lettre_ (1953). Dès 1955, il possédait ses propres studios à Paris, les studios Jenner. Un ancien entrepôt au-dessus duquel il


vivait. Il avait aussi sa propre salle de projection. Du jamais-vu ! Le contrat qu'il a signé pour _Le Cercle rouge_ lui a permis de gagner beaucoup d'argent. ISSU D'UNE


FAMILLE JUIVE ALSACIENNE, MELVILLE TOURNE SON PREMIER LONG-MÉTRAGE, _LE SILENCE DE LA MER_, EN 1947. DANS CE DRAME, IL RACONTE UNE HISTOIRE D'AMOUR IMPOSSIBLE ENTRE UNE JEUNE FRANÇAISE


ET… UN OFFICIER ALLEMAND. PLUTÔT GONFLÉ POUR L'ÉPOQUE.


Il adapte une nouvelle, publiée clandestinement en 1942, de Vercors, un grand écrivain de la Résistance qui ne souhaite pas que ses écrits soient adaptés au cinéma. Pour le convaincre,


Melville lui dit de sa voix grave et forte : « Je vous montrerai le film. Et si vous ne l'aimez pas, on détruira le négatif !ˮ Vercors l'a vu et l'a approuvé, bien sûr. _Le


Silence de la me_r est une œuvre admirable de sobriété et d'intelligence. Plus tard, Melville abordera de nouveau les années noires de l'Occupation dans _Léon Morin, prêtre_,


d'après le roman de Béatrix Beck, et _L'Armée des ombres_, tiré du livre de Joseph Kessel. Si l'on examine sa filmographie de près, on se rend d'ailleurs compte que la


plupart de ses longs-métrages reposent sur des œuvres littéraires, comme _Les Enfants terribles de Cocteau_, _L'Aîné des Ferchaux_ de Georges Simenon ou _Le Deuxième Souffle_ de José


Giovanni. C'était un homme très cultivé, qui lisait beaucoup.


LA GUERRE EST LA PIERRE ANGULAIRE SUR LAQUELLE IL A BÂTI SON ŒUVRE. POURQUOI A-T-IL VOULU DEVENIR RÉSISTANT ?


Lorsque la guerre est déclarée en 1939, il a 21 ans. Quand il voit débarquer les Allemands en uniforme dans les rues de Paris, il n'a qu'une envie : les combattre. C'était un


homme farouchement libre et indépendant. Son engagement était profondément spirituel. Il part rejoindre la France libre à Londres en 1942 et doit prouver, sur place, qu'il n'est


pas un agent double ! C'est à ce moment qu'il prend le pseudonyme de Melville, en hommage à l'auteur de _Moby Dick_.


EN 1955, IL TOURNE SON TOUT PREMIER POLAR, _BOB LE FLAMBEUR_, QUI SE DÉROULE EN PARTIE À PIGALLE. MELVILLE SEMBLE FASCINÉ PAR LES GANGSTERS. A-T-IL ENQUÊTÉ SUR LE MILIEU ? Melville était


surtout curieux du monde et des hommes. Il a engagé dans le rôle-titre Roger Duchesne, un acteur accusé après-guerre de collaboration et qui fréquenta ensuite le milieu. Le film est aussi


coécrit et dialogué par un ancien délinquant, Auguste Le Breton. Ce qui intéresse Jean-Pierre, ce sont les histoires de mensonges et de trahisons, de courage et de lâcheté. Dans ses films


noirs, ce sont des flics et des gangsters qui s'affrontent. Dans _L'Armée des ombres_, ce sont des résistants et des nazis. Mais au fond, son regard reste le même. SUR LES


TOURNAGES, MELVILLE A LA RÉPUTATION D'ÊTRE QUELQU'UN DE TRÈS DIFFICILE. SES RELATIONS AVEC SES ACTEURS (NOTAMMENT LINO VENTURA) ET SES TECHNICIENS SONT EXTRÊMEMENT TENDUES.


POURQUOI CELA SE PASSAIT-IL MAL ?


Parce qu'il voulait imposer sa force. Il était autoritaire, parfois dictatorial. Il aimait créer un climat de tension sur le plateau, quasi conflictuel, qui lui permettait


d'obtenir de certains acteurs des choses qu'il n'aurait jamais obtenues en copinant avec eux. Je n'ai jamais assisté à l'un de ses tournages. Mais tous les


témoignages concordent : il était odieux, insupportable. Ses assistants – qui sont devenus depuis de grands metteurs en scène, comme Yves Boisset, Bertrand Tavernier ou Volker Schlöndorff –


ont confirmé son comportement exécrable. Jean-Paul (Belmondo) avait observé une grande distance vis-à-vis de Jean-Pierre. Il ne l'aimait pas, il s'était mal comporté avec lui et


Charles Vanel sur _L'Aîné des Ferchaux_ (1963). Encore une fois, je crois qu'il ne faut jamais s'arrêter à l'anecdote. Ses rapports humains difficiles avec ses acteurs et


ses techniciens ont, paradoxalement, donné des films forts, puissants. Et, avec le recul, seul compte le résultat.


VOUS ÉTIEZ AVEC LUI LE SOIR DE SA MORT PRÉMATURÉE, EN AOÛT 1973. POUVEZ-VOUS NOUS RELATER CE TERRIBLE MOMENT ?


Je dînais avec Jean-Pierre et son assistante au restaurant de l'hôtel PLM Saint-Jacques, dans le 14e arrondissement de Paris. Et à un moment donné, au cours du repas, il a été pris de


convulsions. Son visage s'est déformé. Il n'arrivait plus à respirer. Il a été victime d'un accident vasculaire cérébral. Ça a été foudroyant. On l'a couché par terre. On


a appelé le Samu. Sa femme Florence, qui était à la campagne, nous a rejoints très vite en voiture. Jean-Pierre est mort une heure plus tard. Il valait mieux. Car, s'il avait survécu,


c'eût été un légume. Il n'avait que 55 ans. Mais il était très enveloppé, il mangeait trop. Je crois surtout qu'il était dévoré par l'échec d'_Un flic_, son dernier


film avec Alain Delon, qui n'avait pas marché autant que prévu. Et il avait beaucoup de mal à écrire son nouveau projet. C'était un homme d'une sensibilité inouïe. Il


dissimulait souvent sa vraie nature, anxieuse. Le stress énorme dont il était l'objet a eu raison de lui. Ce fut une tragédie pour moi. J'ai perdu un mentor, un père spirituel, un


ami.


LE CINÉMA DE MELVILLE S'EST NOURRI DE PLUSIEURS INFLUENCES, NOTAMMENT DE CELLE DU CINÉMA AMÉRICAIN DES ANNÉES QUARANTE ET CINQUANTE. QUEL HÉRITAGE LAISSE-T-IL EN 2017 ? Si on le célèbre


encore, c'est qu'il y a une raison. Ses films n'ont pas vieilli. Ils possèdent un style minimaliste d'une grande modernité. Son cinéma est maniériste, épuré et


hypnotique. Prenez le tueur mutique à la démarche hiératique du _Samouraï_ (1967) : Alain Delon ne prononce pas un seul mot avant douze minutes de film ! Dans un même ordre d'idée, le


fameux casse de la bijouterie de la place Vendôme dans _Le Cercle rouge_ (1969) est une séquence entièrement muette de vingt-cinq minutes ! La dilatation du temps est essentielle chez


Melville. C'est un grand technicien, un maniaque du détail, un fétichiste. De Tarantino à Michael Mann, en passant par John Woo, c'est forcément une leçon pour la nouvelle


génération de cinéastes qui vient après lui. Aujourd'hui, on dit « melvillien ˮ » comme on dit « fellinienˮ » ou « hitchcockien »ˮ. Quand un auteur devient un adjectif, cela veut dire


qu'il est entré dans la catégorie supérieure.« Anthologie Melville » (Studiocanal). Un coffret de 12 DVD (100 euros) ou de 10 Blu-Ray et 2 DVD (120 euros). Une quasi-intégrale du


réalisateur (il ne manque que « Le Deuxième Souffle » et « L'Aîné des Ferchaux ») avec neuf heures de bonus + un livret de 76 pages rédigé par le critique de cinéma Antoine de Baecque,


avec une préface de l'écrivain et cinéaste Philippe Labro. À Découvrir LE KANGOUROU DU JOUR Répondre _« Jean-Pierre Melville : le solitaire de Bertrand Tessier » (Fayard). Une


remarquable biographie disponible à partir du 2 novembre._


_Cycle Jean-Pierre Melville sur Arte avec Le cercle rouge (le 26 novembre), Le second souffle et Léon Morin, prêtre (le 27 novembre)._


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