Pourquoi dit-on (à tort) que Machiavel était machiavélique ?

POURQUOI DIT-ON (À TORT) QUE MACHIAVEL ÉTAIT MACHIAVÉLIQUE ?

Le graal, pour un intellectuel, est sans doute que son nom forme un néologisme. Pour Nietzsche, Marx ou Freud, c'est plutôt flatteur. Mais pour le pauvre Niccolo Machiavelli, de son

vrai nom, c'est plutôt une injustice. Le Petit Robert donne cette définition du machiavélisme : « Attitude d'une personne qui emploie la ruse et la mauvaise foi pour parvenir à ses

fins. » Les synonymes ? Perfidie, ruse.

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Difficile d'avoir pire réputation. « La réputation, c'est la somme des malentendus qu'on accumule sur son compte », répète souvent Michel Onfray. Et Machiavel les cumule.

Particulièrement en France. Charles Benoist, diplomate avisé, souligne qu'il existe au moins quatre types de machiavélisme : celui de Machiavel lui-même, celui de ses disciples (souvent

plus zélés que le maître), celui de ses adversaires (qui aiment noircir le tableau) et celui des gens qui n'ont jamais ouvert _Le Prince_ (les plus nombreux, soyons honnêtes).

Entre la pensée machiavélique et « machiavélienne », il y a un monde. On imagine volontiers ce conseiller du prince en homme obséquieux, rôdant dans les couloirs avec malice pour suggérer

des conseils cruels aux puissants tyrans italiens du XVIe siècle. Que nenni : « C'était un bon vivant ! On le retrouvait souvent au bordel, il aimait jouer aux cartes et c'était

sans aucun doute un immense séducteur », corrige Jérôme Roudier, professeur en science politique à l'université catholique de Lille et auteur de _Machiavel par lui-même * _(PUF, 2025).

À LIRE AUSSI MACHIAVEL, CET INCOMPRISEn 1513, alors qu'il est reclus dans sa campagne après avoir été chassé du pouvoir, l'ancien haut fonctionnaire se met à écrire. Dans ses

correspondances, il fait part de ses craintes concernant les affaires italiennes et de l'importance d'unifier le peuple italien. Car, à l'époque, l'Italie n'est pas

un pays mais une somme complexe d'États. Tel un consultant McKinsey avant l'heure, il propose un manuel au prince pour unifier et bien gouverner.

C'est aussi une forme de demande d'embauche déguisée. Son fameux livre _Le Prince_ est dédié à Laurent II de Médicis. « C'est un moyen de tenter de retrouver une place dans la

vie politique de Florence, explique Jérôme Roudier. Il est à un moment de sa vie où il déprime dans sa campagne et aimerait sûrement retourner en ville, proche du pouvoir. Il écrit _Le

Prince_ à un moment où il veut retrouver du boulot à tout prix. C'est une offre d'emploi aux Médicis. »

La dédicace du livre ressemble presque à une lettre de motivation : « Désirant donc pour ma part m'offrir à Votre Magnificence avec quelque témoignage de mon respectueux dévouement à

Son endroit, je n'ai trouvé parmi mes biens rien à quoi je tienne ou que j'estime autant que la connaissance des actions des grands hommes, telle que je l'ai acquise des

choses modernes par une longue expérience et des antiques par une lecture assidue. »

Par machiavélique, on entend quelqu'un de rusé, qui arrive à ses fins par tous les moyens. Or, au contraire, le philosophe Machiavel est un homme de la classe moyenne qui n'arrive

pas vraiment à s'imposer. Si Machiavel est machiavélique, c'est surtout parce qu'il aurait développé une théorie politique cruelle et cynique. « Mais c'est d'abord

un défenseur d'une politique raisonnable et centrée sur le contexte », corrige Jérôme Roudier, qui estime que « Machiavel le machiavélique est une question très française ».

L'image diabolique de l'auteur a été ternie par la culture populaire, car Machiavel est, par bien des égards, aux antipodes de la vision politique de beaucoup de nos régimes.

Machiavel est avant tout un réaliste. Il observe le monde tel qu'il est, et non tel qu'il devrait être. Pour lui, la morale n'a pas sa place en politique. S'il faut faire

le bien, soit. S'il faut faire mal, soit.

À LIRE AUSSI MACHIAVEL : LA VÉRITÉ DU « PRINCE » « Pour lui, tout est circonstancié. Il faut bien comprendre que quand il écrit _Le Prince_, il s'agit d'un manuel dédié à un

nouveau chef, qui gouverne un nouvel État. Dans ces cas-là, effectivement, il faut des moyens exceptionnels. Mais il précise aussi que, dans les monarchies déjà établies, il suffit en

général de laisser l'ordre ancien suivre son cours pour que tout se passe sans heurts. » Nul besoin de faire le mal, s'il n'est pas nécessaire au maintien du pouvoir.

C'est là que le bât blesse avec la France. Nos rois absolutistes gouvernaient au nom de Dieu (donc du Bien), et nos révolutionnaires au nom du salut (toujours le Bien). Machiavel, lui,

ose écrire : « Il faut comprendre ceci : c'est qu'un prince, et surtout un prince nouveau, ne peut observer toutes ces choses pour lesquelles les hommes sont tenus pour bon, étant

souvent contraint, pour maintenir l'État, d'agir contre la foi, contre la charité, contre l'humanité, contre la religion. » Il invente la « realpolitik » : gouverner par-delà

le Bien et le Mal. « Ou plutôt par par-deçà le Bien et le Mal », s'amuse Jérôme Roudier.

Pour mener une politique réaliste et juste, le Prince doit « voir le Mal en face ». S'il a été qualifié de « machiavélique », c'est parce qu'il refuse une vision angélique de

l'homme. « Car des hommes, on peut dire généralement ceci : ils sont ingrats, changeants, simulateurs et dissimulateurs, ennemis des coups, amis des pécunes », écrit-il. « Les hommes,

pour lui, ne sont ni méchants ni bons par nature, mais ils vont tendre du côté de la facilité. Donc, si la société est structurée par de bonnes lois, ils deviendront de bons citoyens. Sinon,

dans une société tyrannique et violente sans règles, ils pencheront vers leur intérêt immédiat », vulgarise Jérôme Roudier.

À LIRE AUSSI FOURNEL : « IL Y A UNE TENSION MORALE CHEZ MACHIAVEL » La subtilité de Machiavel réside donc dans sa conscience du Mal. Il refuse de tomber dans une politique du Bien. Et

l'Histoire nous a appris que les idéologies qui promettent le bonheur de l'humanité ont souvent engendré les pires régimes totalitaires. Le prince sage doit connaître le Mal pour

utiliser la force avec parcimonie, lorsque le contexte l'exige. Il y a « un art de porter le Mal ». Rien à voir avec un tyran gratuitement cruel : « Les violences se doivent faire

toutes ensemble, écrit Machiavel, afin que le goût en persistant moins longtemps, elles offensent moins ; alors que les bienfaits (du Prince) doivent se faire peu à peu afin que (le peuple)

les savoure mieux. »

_* « Machiavel par lui-même », de Jérôme Roudier, PUF, 2025._