De « vert » à « disclose », le don s’installe parmi les modèles économiques des médias

Avec le modèle du don, le lecteur fait grandir un média dans lequel il se reconnaît.  © Illustration : Palm illustrations Plusieurs journaux en ligne se financent aujourd’hui massivement par

le don, avec succès. Mais ce choix ne fonctionne que pour certains types de médias et a des implications. Sabine Blanc Publié le 22 avril 2025 _« En 2024, nos revenus viennent à 90 % des

dons »_, lance Loup Espargilière, le rédacteur en chef de _Vert_, devant un parterre de soutiens ravis, venus en masse le 3 avril dernier fêter les cinq ans de ce média dédié à l’écologie.

Le jeune homme peut se réjouir : non seulement l’objectif d’augmenter la part des dons dans leur modèle économique est atteint mais en plus leur montant a beaucoup augmenté. En tout, _Vert

_a enregistré 800 000 euros de revenus, le double de 2023, pour un résultat net de 130 000 euros. _Vert _est loin d’être un exemple isolé : _Reporterre _(98 % des recettes en 2024, montant

en hausse de 30 % en un an), pionnier au bilan comptable à faire pâlir d’envie plus d’un patron de presse avec un excédent brut d’exploitation de 700 000 euros en 2024, _Splann !_ (75 %, +

30 %), _Disclose _(près de 60 %, + 11,3 %) ou encore _Streetpress _(36 % en 2023, + 77 % en 2024), privilégient ce levier. Celui-ci est rendu attractif par la défiscalisation, à hauteur de

66 % dans la limite de 20 % du revenu imposable, ce qui laisse de la marge. Deux options — non exclusives — sont possibles pour proposer cette défiscalisation. La première consiste à adosser

son média à une association reconnue d’intérêt général. La seconde s’appuie sur « l’amendement Charb », une disposition votée en 2015 dans la foulée de l’attentat contre _Charlie Hebdo_ qui

avait coûté la vie à son directeur de la publication. Il permet à des entreprises de presse d’information politique et générale (IPG) de recevoir des dons défiscalisables par l’entremise

d’associations œuvrant pour le pluralisme de la presse. Deux structures relèvent de ce cadre. Lancée en 2011, J’aime l’info est une émanation du Spiil, le Syndicat de la presse indépendante

en ligne. Moins connue, Presse et Pluralisme est née en 2007, de la volonté des principaux syndicats de la presse papier. Directrice sortante du Spiil, Anne-Claire Marquet estime à _« une

vingtaine »_ les médias de sa plateforme qui tirent plus de 50 % de leurs revenus des dons, pour des chiffres globaux en forte croissance. _« En 2024, nous avons récolté plus de 7 millions

d’euros, contre 5,1 millions en 2023 et 1,8 million en 2020. Je pense qu’on va dépasser les 10 millions en 2025 ou 2026 »_, énumère-t-elle. Un succès qui s’explique notamment par le

développement de _« médias engagés, qui ont un rapport affinitaire avec leur audience : les gens sont tentés de soutenir le média, c’est un rapport différent de l’abonnement, une dynamique

citoyenne »_, avance-t-elle. PAS D'EAU TIÈDE Pour autant, financer son média par le don n’a rien d’une sinécure. _« Sans proposition de valeur claire, avec un public clairement

identifié et un modèle transparent, ce n’est pas possible »_, tranche Marine Doux, co-fondatrice de Médianes, une agence spécialisée dans l’accompagnement des médias financés par leurs

lecteurs, à laquelle _Vert__ _ou encore _Streetpress_ ont recours. Discuter avec elle, c’est recevoir un cours express de marketing appliqué aux médias, souvent considéré comme un gros mot

dans le milieu journalistique. Il faut _« une réflexion sur les besoins et les usages du public : quels mécanismes et argumentaires font qu’on donne ? »_, déroule-t-elle, distinguant deux

types de levier. Le premier, plus adapté pour lever des dons ponctuels, relève de «_ l’éditorial : j’ai besoin de développer tel service vidéo, de partir en reportage… Le second levier, la

proposition de valeur, est valable toute l’année : nous sommes un média sans pub, collectif, avec un ton, etc. »_ C’est elle qui maximisera les rentrées de précieux dons récurrents. De

facto, les exemples de réussite sur ce créneau ne font pas dans l’eau tiède : ce sont des médias engagés, en faveur de l’écologie, du féminisme ou encore contre l’extrême droite. Le tropisme

politique n’est pas situé qu’à gauche : _Boulevard Voltaire_ assure que _« plus de 90 % » _de ses ressources_ « proviennent des dons de ses lecteurs »._ L’enquête constitue parfois le cœur

de l’offre, à l’image du breton _Splann !_, qui travaille sur les enjeux de santé et d’environnement, ou de _Disclose_, qui s’est fait connaître pour ses révélations sur les ventes d’armes

de la France à l’Égypte. La notion d’impact revient aussi. _« Ce modèle nous oblige beaucoup. Les gens veulent connaître les conséquences des enquêtes. Cela joue dans les choix des sujets et

leur traitement. Celles avec un fort impact sont celles qui génèrent le plus de dons »_, précise Mathias Destal, co-fondateur de _Disclose_. Leur rapport d’impact s’appuie même sur une

méthodologie pour évaluer ce dernier de façon chiffrée (reprises médiatiques, répercussions institutionnelles, impacts judiciaires et actions collectives). Ces sites mettent aussi en avant

l’accès gratuit à leurs contenus, qui permet à un maximum de personnes d’en bénéficier. _« Le choix du don contre celui de l’abonnement, c’est cette gratuité »,_ estime Mathias Destal, qui

pointe que _« les murs payants se sont beaucoup multipliés dans la presse. »_ LE SOUTIEN D'UNE COMMUNAUTÉ Le don emporte aussi un rapport aux lecteurs différent, en particulier aux

donateurs. Il se traduit déjà par de la transparence : les comptes et autres rapports d’impact sont publiés. Certains choisissent aussi d’investir fortement leur communauté. Logique pour

Juliette Quef, la présidente de _Vert _: _« le don est basé dessus ; nous avons créé une communauté de gens engagés qui nous soutiennent »_. _Vert _se reconnaît dans la notion de « 

membership », un concept qui a émergé il y a une poignée d’années dans le journalisme. Cette orientation se traduit concrètement dans les effectifs. _Vert _vient ainsi de recruter une

personne au marketing pour développer le modèle. Sa rédaction comprend également une journaliste chargée des communautés. Créé en 2023, le Club de _Vert_ prévoit des contreparties

symboliques d’autant plus importantes que le don est élevé. Elles vont du classique apéro jusqu’à l’implication éditoriale, comme la possibilité, deux fois par an, d’être _« rédac chef et

[de participer] à la confection de la newsletter »_. Avant le recrutement au marketing, son binôme cofondateur, Loup Espargilière, consacrait aussi du temps à cet aspect. _Splann !_ s’appuie

sur une sixième personne à la pige qui s’occupe de l’animation de la communauté, en attendant de pouvoir développer davantage ce volet. > « Les jeunes apprécient les médias 

communautaires » _« Il y a un vrai sujet de nouvelles compétences, qu’on essaye d’apporter, basé sur les logiques de communauté, qui est déjà présent dans les milieux philanthropiques,

politiques et associatifs »_, estime Marine Doux. Pour Anne-Claire Marquet, _« ce phénomène est un peu générationnel : les jeunes apprécient les médias communautaires, ils souhaitent

soutenir des acteurs qui correspondent à leurs valeurs et leurs centres d’intérêt. »_ D’autres sont moins engagés dans cette direction. _« C’est une bonne idée, mais elle demande d’y

consacrer du temps. Nous avions commencé à travailler dessus avant d’arrêter, parce que nous privilégions le travail d’information, donc de mettre le maximum sur les emplois de journalistes,

_dit Hervé Kempf, fondateur de _Reporterre_._ C’est un choix stratégique. »_ Le lien avec les lecteurs est entretenu via des événements, des newsletters ou encore des lettres aux donateurs.

Quant au membership, il ne se reconnaît pas dedans. _« L’intention depuis le début, c’est de parler à tout le monde, du zadiste à la pharmacienne de Montélimar,_ rappelle-t-il. _Notre

communauté, ce sont les gens qui veulent de la bonne information pour faire les bons choix. »_ Quoi qu’il en soit, tout ce petit monde voit l’avenir avec optimisme. Sans vouloir devenir des

Axel Springer1 d’un genre nouveau, ils se projettent dans le développement de leur média. La saturation du marché leur paraît bien loin. _« Il y a de la place pour tout le monde »_, juge

Hervé Kempf, qui file la métaphore environnementale : _« Dans un écosystème qui va bien, les plantes se multiplient sans se nuire les unes aux autres. » « Il existe un grand réservoir de

gens engagés, partants pour payer si c’est une information qui réponde à certains critères »_, abonde Juliette Quef, soulignant la dynamique vertueuse de l’éducation au geste du don.

Responsable du marketing chez _Streetpress_, Julien Apack apporte sa nuance : _« la professionnalisation est importante. Mais il existe encore des créneaux accessibles. »_ * 1 Magnat de la

presse allemande, fondateur du groupe du même nom